A considérer les
compatriotes de Jésus parmi
lesquels se déroula sa vie
humaine et à recueillir leurs témoignages,
on n'est pas plus avancé et l'on
se heurte même à une nouvelle énigme.
Les Juifs du temps du Christ ont
eu plusieurs écrivains. A
Alexandrie vivait le philosophe
Philon, néo-platonicien, dont
nous possédons une cinquantaine
de traités: né quelque vingt ans
avant Jésus, mort environ vingt
ans après, il est son exact
contemporain. Nulle part,
pourtant, il ne prononce son nom.
Sans doute cet intellectuel raffiné,
représentant typique de la diaspora
juive de haute culture, dont
l'horizon était tout hellénique
et romain, n'avait-il aucune
curiosité pour les faits et
gestes d'un de ces agitateurs
populaires comme les derniers
temps d'Israël en avaient compté
un bon nombre.
Un Galiléen,
compatriote de Jésus, né à peu
près au moment où celui-ci
mourait, Juste de Tibériade,
avait écrit une Chronique, qui
allait de Moïse aux jours d'Hérode
Agrippa II, c'est-à-dire vers 100
de notre ère. Son œuvre est
perdue, mais on sait qu'il n'y
parlait pas de Jésus, de ce Jésus
dont la prédication, cependant,
venait de remuer son peuple.
L'explication de ce silence,
l'historien byzantin du IX' siècle,
Photius" qui avait
lu cette Chronique, l'a
sans doute bien formulée:
«Juif de race, infecté
de préjugés juifs, Juste
ne fait, nulle mention de
la venue du Christ, des évènements
de sa vie, ni de ses
miracles.» Il est vrai
qu'il y a des silences
intentionnels, et révélateurs.
Celui de Flavius
Josèphe pourrait bien
avoir le même sens. C'est
un historien considérable
que Josèphe. Ses Antiquités
hébraïque sont, sous
quelques réserves,
infiniment précieuses
pour compléter les
indications de l'Ancien
Testament sur la destinée
d'Israël. Sa Guerre
juive, publiée vers
77, c'est-à-dire très
peu de temps après la
catastrophe où s'écroula
pour jamais le peuple élu,
est un document
inestimable. L'homme est
peu sympathique. Membre de
cette aristocratie
sacerdotale dont
l'opportunisme
s'accommodait fort bien du
joug romain, c'est un
vaniteux, un satisfait et
son échine a trop de
souplesse. Il nous a
raconté sur lui-même
force détails¨ très édifiants: qu'à
treize ans, il était déjà
si fort en théologie que
les rabbis de Jérusalem
l'appelaient en
consultation; qu'à seize
ans, exalté par la
ferveur, il avait fui au désert,
macérant son corps dans
l'ascèse et se mettant à
l'école de l'austère
ermite Bannous. ¨¨
En
fait, bien vite, il alla
à Rome, y noua d'utiles
amitiés. Quand la suprême
guerre des Juifs commença
en 66, il y assura un
commandement, mais d'une
façon analogue à celle
dont on suspecta
(injustement peut-être)
Bazaine à Metz, en 1870,
d'avoir usé. Il y a en
particulier une histoire
de place forte assiégée,
de combattants décidant
de s'entretuer pour ne pas
tomber aux mains des légionnaires,
de sort désignant Josèphe
comme le dernier survivant
et, .pour finir, de reddition,
qui a une odeur bien
suspecte. Toujours est-Il
que ce général juif
termina la guerre comme
ami personnel de son
vainqueur, à qui il avait
prédit qu'il serait. un
jour empereur. Il ajouta
le nom de son maître,
Flavius, au sien propre,
tout comme un esclave
affranchi et, flagorneur
jusqu'à l'abject, n'hésita
pas à écrire que le vrai
Messie attendu par Israël
était, incontestablement,
Vespasien.
Il ne faut pas perdre de
vue les traits de ce
caractère si l'on veut
s'expliquer
ce
«silence de Josèphe» ¨¨¨ dont
il a été
tiré tant de
commentaires. Ses Antiquités
parurent en 93. Qu'il
ait connu le chris-
tianisme semble évident.
Il a une vingtaine d'années
vers 57 ; l'Église a déjà
pris une place importante
à Jérusalem; quand saint
Paul arrive dans la Ville
sainte, à cette date-là,
sa présence détermine
une émeute (Actes des
Apôtres, XII, XXVI)
et il est arrêté. Le
futur historien n' a-t-il
pas eu vent de cet épisode?
Quand Josèphe est à
Rome, en 64, la persécution
de Néron va commencer:
introduit dans les milieux
influents par son ami
l'acteur juif Alityrus, n'
a-t-il rien entendu des
discussions sur le Christ
qui passionnaient toute la
communauté juive et même
les sympathisants qu'Israël
avait en haut lieu?
Deux personnages
contemporains de Jésus
sont. cités par Josèphe:
Jean-Baptiste dont il
raconte la prédication et
le supplice dans des
termes parfaitement
exacts; et Jacques,
premier évêque de Jérusalem,
dont il narre .la
lapidation et qu'il désigne
ainsi (notons la nuance de
dédain): «Le frère de Jésus,
surnommé le Christ.»
Mais, à s'en tenir aux
textes indiscutés, il n'y
a dans son œuvre aucune
autre allusion au Christ.
Le problème se complique
du fait qu'au livre XVIII
des Antiquités, on
peut lire un passage
singulier où Josèphe
parle du Christ.
«A cette époque parut Jésus,
homme sage, s'il faut
l'appeler homme. Car il
accomplit des choses
merveilleuses, fut le maître
de ceux qui reçoivent
avec joie la vérité, et
il entraîna beaucoup de
Juifs et aussi beaucoup de
Grecs. Celui-là était
le Christ. Sur la dénonciation
des premiers de notre
nation, Pilate le condamna
à la croix; mais ses fidèles
ne renoncèrent pas à
leur amour pour lui ;
car le troisième jour, il
leur apparut, ressuscité,
comme l'avaient annoncé
les divins prophètes,
ainsi que mille autres:
merveilles à son sujet. Encore
aujourd'hui subsiste la
secte qui, d'après lui, a
reçu le nom de Chrétiens.» Il suffit de lire ce
passage pour se convaincre
que si Josèphe l'a réellement
écrit (et, en
particulier, les phrases
que nous avons soulignées)
il signe par-là son adhésion
au christianisme. Aussi,
depuis des siècles, ces
cinq lignes
provoquent-elles de sévères
discussions. Les uns font
remarquer qu'elles rompent
le fil du discours: les
autres ripostent que le
style est exactement celui
de Josèphe. On invoque
Eusèbe, qui, au début du
IVè siècle, connaissait
ce texte et l'acceptait;
mais l'adversaire répond
que les premiers Pères de
l'Église, Origène, par
exemple, l'ignoraient et
disaient même que Josèphe
n'avait pas cru que Jésus
fût le Messie. Des
catholiques comme Mgr
Batiffol et le P. Lagrange
sont d'accord avec
Guignebert pour croire le
fragment interpolé, alors
que des critiques avancés
et des protestants comme
Burkitt et Harnack
soutiennent l'authenticité.
Peut- être (Mgr Ricciotti
penche vers cette interprétation
qu'a défendue Th.
Reinach), le passage
est-il partiellement vrai,
mais remanié, «amélioré»
au II siècle * par
un copiste chrétien plus
empli de bonnes intentions
que de scrupules.
Si l'on rejette ces dix
lignes, le silence de
Flavius Josèphe est
impressionnant. Il est
incontestablement voulu.
Sans aller jusqu'à dire
avec Pascal: «Josèphe
cache la honte de sa
nation...» (Pensées, 629),
ni soutenir avec paradoxe
que ce mutisme démontre
l'existence de Jésus, car
on ne hait que ce qui est,
on peut, par ce que nous
connaissons du personnage,
deviner pourquoi il s'est
tu. Juif, écrivant à
l'usage du grand public
romain des livres qui ont
tous l'intention de défendre
ou d'exalter son peuple,
lui qui parle le moins
possible du messianisme,
idée que les vainqueurs
tenaient pour éminemment
suspecte, lui qui sait si
bien farder .les données
essentielles du judaïsme
aux couleurs du paganisme
ambiant, va-t-il donc
rapporter cette anecdote
d'un exalté qui a dupé
quelques pauvres gens,
troublé un temps l'ordre
établi, et fini comme il
méritait, ridicule et misérable?
Allons donc il sait trop
ce qu'il doit à sa carrière
et à sa réputation!
|
¨AUTOBIOGRAPHIE
DE JOSEPHE.
«Étant arrivé à
l'âge de l'adolescence,
autour de la quatorzième
année, renommé par tous
pour mon amour des
lettres, j'étais
constamment convoqué chez
le grand prêtre et les
premiers de la ville à
cause de la connaissance
que j'avais de
l'exactitude des lois.
«Arrivé vers l'âge de
seize ans j'ai désiré
faire l'expérience des
sectes qui existent chez
nous. Elles sont trois:
celle des Pharisiens est
la première, celle des
Sadducéens la seconde, et
la troisième est celle
des Esséniens, comme nous
l'avons souvent dit.
«Par un
enseignement de rudesse
envers moi-même, et avec
beaucoup de peine, je
m'instruisis des trois;
mais cette expérience ne
me sembla pas suffisante.
Ayant appris qu'un nommé
Banos (Bannous) passait
son temps dans le désert,
se faisait des vêtements
avec ce qui vient de
l'arbre, se nourrissant de
ce que la terre produit
d'elle-même, se lavant fréquemment
le jour et la nuit dans
l'eau froide pour se
purifier, je devins son
disciple zélé.
« Ayant passé le
temps auprès de lui
pendant trois ans, et
ayant satisfait ma
passion, je retournai à
la ville, âgé de
dix-neuf ans, et commençai
à m'occuper de politique
en suivant la secte des
Pharisiens, qui est celle
qui s'approche le plus de
celle appelée stoïcienne
par les Grecs.»
(Autobiographie, 9, 12.)
¨¨ L' AUSTERE ERMITE BANNOUS.
Selon DeI Medico «<
le Mythe des Esséniens»),
le texte cité est
probablement interpolé,
et il suppose que seule
une personne ignorante du
judaïsme
a pu relater l'expérimentation
successive des trois
sectes. En tout cas
l'interpolation lui semble
de caractère nettement
ironique dans le cas de
l'ermite Bannous. Il est
vrai que, par un simple
calcul, on peut se
demander quand le jeune
Josèphe a pu prendre le
temps d'expérimenter les
trois sectes.
¨¨¨LE
SILENCE DE FLAVIUS JOSEPHE.
La critique a non
seulement tenté de
supprimer les possibles
interpolations du texte
original, mais elle a pu
parfois vouloir recomposer
le texte. On devine
combien ce procédé -
employé par Eisler «<
Flavius Josephus Studien»)
en particulier - peut être
arbitraire.
Goguel, pour sa
part, pense que le silence
de Josèphe est moins
impressionnant si l'on se
rappelle qu'un docteur
aussi important qu'Hillel
n'est pas mentionné, pas
plus que ne le sont les écoles
juives hérétiques.
*Par
l'adjonction précisément des
membres de phrases soulignés par
nous.
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