Le
mystère de Jésus
Un
homme a donc vécu, dans un temps parfaitement fixé, sous
les règnes d' Auguste et de Tibère ; son existence est
un fait incontestable. On l'a connu, travaillant de ses
mains, charpentier au copeau à l'oreille, poussant
la varlope et jouant du marteau. On l'a vu marchant sur
tel et tel chemin qu'on peut nous indiquer encore,
mangeant le pain, l'olive, parfois le poisson qui
est la gourmandise de son peuple, et le soir, étendu sur
la natte de jonc ou dans le hamac de cordage, on l'a trouvé
dormant, recru de fatigue, homme parmi les hommes, tout
semblable à chacun de nous.
Pourtant, il a dit les mots les plus surprenants
qu'on puisse entendre : qu'il était le Messie, le témoin
providentiel par qui le peuple élu devait être établi
dans sa gloire et son achèvement ; plus étonnant encore,
qu'il était le fils de Dieu. Et on le crut. Il se trouva
des gens pour l'escorter sur les routes de Palestine
où sans cesse il pérégrinait. Les prodiges sortaient de
ses mains avec une aisance déconcertante. Nombreux
furent ceux qui espérèrent de lui la délivrance
politique d'Israël. Mais tout illuminé n'a-t-il pas ses
fanatiques?
Mettant le comble à ce scandale de l'esprit, cet homme
s'est effondré tout d' un coup, sans opposer de résistance.
Or, loin de se laisser décourager par une telle faillite,
ceux de sa bande s'en allèrent de par le monde entier
donner à sa divinité un témoignage signé par le sang ;
et depuis lors, l'humanité, faisant de cette défaite la
preuve d'une victoire , se prosterne devant le gibet
de son supplice, tout comme si, demain , une religion
proposait à la vénération des foules l'abjection de la
guillotine.
.
La
Porte
Crucifixion
de Jésus
Le mystère de Jésus n'est rien de moins, rien de plus,
que le mystère de l'incarnation. Qu'importent les petites
difficultés sur lesquelles on écrit des volumes de
gloses ! Qu'on ne sache pas avec précision ni l'année de
sa naissance ni celle de sa mort, qu'on identifie mal, sa
bourgade originelle, qu'il y ait des difficultés
dans sa généalogie, qu'on puisse discuter sans fin de
son aspect physique, tout cela, et le reste, n'a
d'importance que seconde et dans d'étroites perspectives.
L'essentiel tient dans l'énigme que nous pose cet homme
semblable à nous, dont les mots et les gestes engagent à
tout instant des forces inconnaissables, ce visage crispé
par l'agonie où transparaît la face de Dieu.
Jésus
est de l'histoire, mais dépasse l'histoire. A considérer
le nombre et la convergence des documents qui le
concernent, l'abondance des manuscrits qui nous ont
transmis son l'Évangile, on doit honnêtement dire qu'il
n'est aucun personnage de son temps sur lequel nous soyons
aussi bien renseignés. Pourtant, « signe de
contradiction », comme il l'annonce lui-même, il demeure
l'occasion d'une dispute millénaire, que chaque génération
croit utile de reprendre à d'autres frais. Que cet homme
du petit peuple, sans culture profane, renouvelle, d'un
seul coup, les bases de la philosophie et ouvre au monde
futur un champ de pensée inconnu, que cet humble fils
d'une nation déchue, né dans l'obscur canton d'une
petite sous-province romaine, ce juif sans nom, pareil à
tant que les procurateurs de César méprisaient, parle
d'une voix si forte qu'elle couvre celle des empereurs
eux-mêmes, ce sont là des surprises que l'histoire peut
encore admettre.
Mais sa vie, telle qu'elle nous fut dite, est issue de
miracles ; tout y éclate d'une évidence surnaturelle. Et
ces faits surprenants peuvent si peu être détachés de
l'étoffe de son existence que, pour les supprimer,
il faut déchirer cette étoffe même, nier cette
existence entière, mettre en doute la parole de tous ces
témoins.
Plus étonnant enfin : cette vie achevée au supplice
repart dans une perspective stupéfiante. Ce mort renaît
: il parle, il agit, il se montre à ceux qui l'avaient
connu vivant ; et ce suprême défi à la logique, ses
disciples diront qu'il est pour eux le témoignage le plus formel,
le plus incontestable. « Si le Christ n'est pas ressuscité,
criera saint Paul, notre prédication est vaine, et
vaine aussi notre foi ! » (
Cor., XV, 14). L'histoire doit refuser le christianisme ou
accepter la Résurrection.
Ces seules difficultés expliquent -elles la violence et
la hargne dont s'accompagnent tant de discussions
concernant Jésus ? Il semble qu'on puisse parler de sa
personne sans y mettre une passion où les intérêts de
la connaissance ne sont pas seuls en jeu. Dans un
autre domaine aussi il est « signe de contradiction ».
Au plus profond de chacun son regard pénètre : il juge ;
il sonde les reins et les coeurs. On est contre lui ou
pour lui. Il est celui dont la voix oblige tout homme
digne de ce nom à se redire : « Et toi, qui es-tu ? »
La morale a changé de sens depuis que, sur une colline,
au-dessus du lac de Génésareth, il a prononcé les
paroles des béatitudes. Et désormais tout évènement
n'a de portée que par lui. Épisode d'histoire qui dépasse
l'histoire, la vie du Christ fait plus qu'acculer la
raison à l'on ne sait quelle tragique humilité : elle
est l'explication suprême et l'étalon auquel tout se
heurte ; c'est par elle que l'histoire prend son
sens et sa justification.
Suite :
La Porte
Histoire de l'Église N°2